En 2018, la Tunisie occupait la première place parmi les pays d’Afrique du Nord et Moyen-Orient en matière d’engagement à la réduction des inégalités, selon l’indice élaboré par Oxfam et DFI. Malgré ce bon classement relatif, le pays reste aujourd’hui confronté à des inégalités profondes qui traversent l’ensemble de la société et alimentent des clivages toujours plus importants entre les régions, les personnes selon leur richesse et revenu, et les genres.
Après presque dix ans de transition démocratique, ces inégalités ne se sont pas résorbées et ont même continué de s’accentuer sous l’influence des politiques d’austérité encouragées par les institutions financières internationales. Si de nombreux acquis ont pu être obtenus sur le plan des libertés publiques et de l’Etat de droit, les enjeux de justice sociale sont restés à la traîne.
Ce que disent les chiffres
10% |
En 2017, les 10% les plus riches détenaient plus de 40% du revenu national contre seulement 18% pour la moitié de la population la moins aisée. |
28% |
Une étude de 2017 du Centre des recherches et des études sociales tunisien (CRES) estime que le taux de pauvreté en Tunisie atteindrait 28% en moyenne. |
3x |
Un habitant de Tataouine, région la plus touchée par le chômage (32,4%), a trois fois plus de chances d’être au chômage qu’un habitant de Monastir (9,1%). |
2/3 |
Selon le dernier rapport de l’Unicef, plus de 95% des enfants des milieux les plus riches fréquentent le lycée, contre moins des deux tiers pour les enfants des milieux pauvres. |
8x |
Les femmes sont deux fois plus touchées par le chômage que les hommes (21,7% contre 12,1%) et consacrent en moyenne 8 fois plus de temps aux tâches domestiques et de soins non rémunérées. |
Des inégalités diverses et multidimensionnelles
Sous l’impulsion des politiques d’austérité qui ont libéralisé l’économie tunisienne à travers de vastes plans d’ajustements structurels, le retrait progressif de l’Etat de certains secteurs essentiels tels que la santé et l’éducation, couplé à un régime fiscal à deux vitesses, ont consolidé les fondations de profondes inégalités dans le pays.
Ce système, imprégné par la vision néolibérale des institutions financières internationales, a encouragé le développement du secteur privé pour servir les plus aisés, aux dépens des plus pauvres et au détriment de services publics essentiels de qualité et accessibles à tous.
Oxfam a constaté qu’entre 2011 et 2019, les parts des dépenses d’éducation et de santé dans le budget de l’Etat ont subi une forte baisse, passant respectivement de 26,6% à 17,7% et de 6,6% à 5%. Ce désengagement de l’Etat favorise l’émergence d’un système dual, profondément générateur d’inégalités. Face aux défaillances du système public et à la faiblesse des moyens qui lui sont alloués, on assiste au développement d’un secteur privé qui représente aujourd’hui 42.4% des prestations de santé, tandis que l’éducation publique est de plus en plus délaissée par les familles aisées au profit de l’enseignement privé.
Malgré l’adoption de nouvelles mesures en faveur du développement régional, les inégalités en Tunisie s’expriment à travers d’importantes disparités géographiques. Les écarts en termes d’éducation, de santé, de pauvreté, d’infrastructures ou d’accès à l’emploi ne cessent de s’amplifier entre d’un côté les régions côtières et les régions urbanisées où se concentrent les opportunités économiques – 92% des entreprises privées y sont implantées –, et de l’autre, les régions intérieures peu industrialisées et cumulant les difficultés.
La société tunisienne est marquée par les inégalités de genre et les discriminations de toutes sortes exercées à l’encontre des femmes, notamment face à l’emploi. Les femmes sont pratiquement deux fois plus touchées par le chômage que les hommes et elles assument une charge de travail non rémunéré (tâches domestiques et de soins) largement supérieure. Elles sont également très nombreuses à exercer une activité dans le secteur informel (près de 45%), n’ayant souvent pas d’autre choix que d’accepter des emplois précaires, peu décents et n’offrant pas de protection sociale.
La part des impôts indirects, qui pèse disproportionnellement sur tous les Tunisiens sans considération de leurs revenus, représente environ deux tiers des recettes fiscales. Celles-ci souffrent également d’une hémorragie qui résulte des incitations, des exonérations, de l’évasion et de la fraude fiscales, largement répandues dans le pays. Toutes bénéficient aux personnes les plus aisées et les plus influentes et aux entreprises, aux dépens des plus pauvres et au détriment de services publics essentiels de qualité et accessibles à tous.
La justice fiscale, un vaccin contre l’austérité
Alors qu’il compte parmi les principaux outils à disposition des Etats pour réduire les inégalités et la pauvreté, le système fiscal tunisien actuel, favorisant les profits et les richesses excessives, s’inscrit au contraire dans une dynamique de reproduction des inégalités inexistantes et ne favorise pas un meilleur partage des richesses.
A l’heure où la Tunisie est touchée de plein fouet par la pandémie de coronavirus qui n’a fait qu’aggraver la crise économique et sociale que connait le pays depuis une décennie, le gouvernement a l’opportunité de remettre les politiques économiques et sociales sur le chemin de l’équité et de l’égalité.
De ce point de vue, la mise en place rapide d’une fiscalité plus juste et plus équitable s’impose comme une impérieuse nécessité afin de répondre aux aspirations sociales de la révolution tunisienne qui fêtera bientôt son 10ème anniversaire.